Aleria, une histoire photographique

Après quarante années de bruit et de fureur, l’épisode de la cave d’Aleria incarne, aujourd’hui encore, une sorte de référence commune aux insulaires en âge d’y avoir participé, à la fois marqueur de mémoire et d’identité :  « Aleria, entend-on souvent affirmer, j’y étais ».
En réalité, l’occupation de cette cave viticole située au cœur de la Plaine orientale de la Corse et propriété d’Henri Depeille, un Rapatrié d’Algérie, est le fait d’une quinzaine d’hommes menés par Edmond Simeoni, leader l’ARC (Action pour la renaissance de la Corse).
Au matin du 21 août, le « commando » investit donc la cave Depeille dans le but d’y dénoncer une vaste escroquerie financière cautionnée par l’Etat et mettant en cause hauts fonctionnaires et quelques Rapatriés d’Algérie. La riposte du ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski est d’une flagrante disproportion. Près d’un millier de policiers et de gendarmes appuyés par des blindés légers et des hélicoptères sont dépêchés sur place. La cave d’Aleria, écrasée par un soleil noir, se transforme en nasse mortelle.
Le lendemain, 22 août 1975 à 16h50 précises, les premiers coups de feu éclatent dans la touffeur de l’été corse au moment où les gendarmes mobiles s’élancent vers la cave. Deux d’entre eux sont tués, deux CRS sont blessés. Ange Poli, président des Jeunes agriculteurs, a le mollet droit traversé par une balle ; Pierrot Susini, pilier de l’ARC, a le pied arraché pendant l’assaut.
Mais Aleria ne sera pas le Fort Chabrol attendu. La redondante chronique des mythologies insulaires dut-elle en souffrir, il faut reconnaître ceci : les échanges de tirs ne durent qu’une poignée de minutes, certes intenses, jusqu’au cessez-le-feu.
« Edmond » est évacué en hélicoptère par les autorités. « Ses » hommes quittent les lieux. Quelques jours plus tard, l’ARC est dissoute en Conseil des ministres et Bastia s’embrase pour une nuit d’émeute. Un CRS est abattu, seize policiers sont blessés.
Ni victoire ni défaite, l’épisode de la cave d’Aleria clôt une époque et en ouvre une autre. Ainsi, la parenthèse se referme sur une longue période marquée par un fait indiscutable : une réalité sociale, économique et culturelle insulaire niée par un Etat occupé à imposer dans l’île l’ordre inique de la compromission et de la morgue, ces deux attitudes qu’il sait si bien manifester à l’endroit de ses périphéries. S’ouvre dès lors une ère nouvelle de luttes et de revendications, qui verra bientôt la violence clandestine du FLNC – créé moins d’un an après « Aleria » – marquer durablement les relations entre l’île et le Pouvoir.
A la fois épilogue et genèse, la prise de la cave Depeille incarne de ce point de vue le mythe inabouti d’une révolte circonscrite dans le temps et dans l’espace - quelques heures brûlantes, quelques hectares de vignes - qui enfantera son lot d’espoirs, de mutations profondes de la société corse, de prises de conscience, de clivages, de violences aussi.
Mais Aleria investit d’abord l’imaginaire collectif d’une puissante référence universelle : celle d’une poignée d’hommes dressés contre l’arbitraire et la fatalité.
Antoine Albertini, journaliste, écrivain

  • Année2015